Interview with ORLAN (Original french version)

by Chiara Pussetti, Isabel Pires, and Helena Prado

Commençons avec un thème incontournable : vos performances autour de la chirurgie plastique entre 1990 et 1993, qui sont devenues des exemples paradigmatiques, figurant entre autres dans divers livres académiques qui traitent de la chirurgie esthétique et de la peau[1].

 

1) Au moment où vous réalisez votre Surgery-Performance, dans les années 1990, la chirurgie plastique est encore peu explorée par le grand public. Votre « mission » comme artiste a été en quelque sorte de donner à penser le thème de la construction de l’image corporelle, de la condition malléable du corps et de la peau, et les possibilités de transformation du corps sans douleur.

Depuis se sont écoulés plus de 20 ans : comment percevez-vous l’évolution sociale de la chirurgie plastique ?

Selon vous, s’agit-il de pratiques d’adéquation à des modèles de beauté corporelle, ou de pratiques d’amélioration, ou encore de dépasser les limites du propre corps, ou enfin de créer une esthétique qui ne soit pas dans la ligne des canons normatifs de beauté ?

 

La chirurgie n’est pas mon job : je suis une artiste qui a utilisé la chirurgie parmi beaucoup d’autres supports et techniques/technologies. Tout mon travail consiste en une interrogation sur le statut du corps dans la société à travers toutes les pressions culturelles, traditionnelles, religieuses et politiques qui s’inscrivent dans les corps, dans les chairs, et particulièrement les chairs des femmes.

Je suis la première artiste à utiliser la chirurgie esthétique pour la détourner de ses habitudes d’amélioration ou de ressemblance à des modèles que l’idéologie dominante du moment nous propose. J’ai essayé de dérégler les habitudes de ce domaine.

C’est pour cela que j’ai demandé qu’on me place deux implants qui sont habituellement posés sur les pommettes de chaque côté des tempes, car je ne voulais pas que cette opération apporte de la beauté mais au contraire de la monstruosité, de ladite « laideur » ; si on me décrit comme une femme qui a deux bosses sur les tempes, sans me voir, on peut imaginer que je suis un monstre indésirable. Lorsqu’on me voit cela peut changer, car ces deux bosses a priori laides sont devenues des organes de séduction.

En France, à l’époque de cette série de performances entièrement mises en scène (bloc opératoire décoré, équipe chirurgicale et mon équipe costumées), la chirurgie esthétique était particulièrement décriée voire peu utilisée sinon honteusement, sans le déclarer, alors qu’au Brésil, aux Etats-Unis, en Argentine, cette pratique était utilisée sans honte.

Actuellement, ces préjugés persistent car la plupart des personnes considère qu’il s’agit de laisser faire la « Nature » et ainsi la subir. Cependant, la nature nous montre sans cesse l’exemple de la transformation car entre la tête d’un bébé puis d’un pré-adolescent, d’un adolescent, puis d’un adulte, puis d’un vieillard ou une d’une vieillarde, puis d’un presque-mort, les transformations subies sont énormes et souvent on ne se reconnaît même plus. Pour moi il était important de s’attaquer au masque de l’inné.

Comme le philosophe Plessner[2] l’affirme, l’être humain est un être organique, naturellement artificiel, qui prolonge son artificialité. Effectivement, subir un visage ou un corps toute une vie sans qu’on ne l’ait décidé ou voulu, me paraît être une hérésie. En revanche, la société humilie les femmes en particulier en leur montrant des modèles pratiquement inatteignables comme un exemple à suivre ; elle continue à les humilier lorsqu’elles passent à l’acte grâce au recours de la chirurgie esthétique, leur faisant remarquer grossièrement qu’elles se sont faites « tirées ». Si elles ne l’avaient pas fait, elles auraient été traitées de « vieilles peaux » ou encore de laiderons imbaisables.

Je ne suis pas contre la chirurgie en soi mais contre un certain usage normatif de la chirurgie qui va dans le sens des diktats de la société. Je suis une artiste qui aime vivre avec les possibilités de son temps et les mettre en œuvre avec une distance critique. Dans ce cas précis dépasser les limites innées du corps et créer une esthétique qui ne soit pas dans la ligne des canons de beauté, comme vous le dites si bien.

 

 

4) D’un point de vue anthropologique, votre travail « Self-hybridations » met en pratique la perspective relativiste de manière très intéressante, afin d’interroger les techniques du corps qui, en d’autres temps ou d’autres lieux, ont pu paraître barbares à l’œil européen. Il y a pourtant peu de critiques envers les techniques corporelles contemporaines et eurocentrées.

Comment a surgi l’idée de « Self-hybridations » ?

 

Parmi toutes mes œuvres, une Self-hybridation africaine (série qui travaille à partir d’une documentation ethnographique et de mon visage hybridé) montre une femme africaine sûre de sa séduction, heureuse et resplendissante qui porte un énorme labret. Si nous nous faisions mettre, ici et maintenant, un tel labret, on nous décrirait comme un monstre indésirable. En revanche, dans sa tribu et à une époque donnée, ce labret est un instrument de séduction pour faire bander les hommes.

La beauté n’est qu’une question d’idéologie dominante, en un lieu et dans une histoire précise. C’est aussi ce que j’ai voulu démontrer dans mes opérations chirurgicales-performances dans lesquelles j’étais costumée, ainsi que mon équipe et l’équipe médicale, en Paco Rabanne, ou en costumes réalisés par mes soins. Il s’agissait pour moi de transformer complètement le bloc opératoire et les blouses habituelles des chirurgiens. Les champs opératoires étaient tantôt orange fluo, tantôt vert acide, tantôt bleu vif, donc très différents de l’ambiance habituelle du bloc. Chaque chirurgie était basée sur un texte tel que Pouvoirs de l’horreur (1980) de Julia Kristeva ou encore les ouvrages d’Antonin Artaud que je lisais pendant l’opération-performance.

Je donnais également les ordres à la vidéo et la photo et j’étais connectée grâce à la location d’un réseau satellite (à cette époque la webcam n’existait pas), d’où le nom donné à cette série d’opérations « Omniprésence ». Je répondais en direct aux questions du public qui était à la galerie Sandra Gering à New York (qui présentait mon œuvre in progress Omniprésence), également au centre McLuhan de Toronto, à Banff, et au Centre Pompidou où il y avait une discussion organisée entre Gladys Fabre, Jean-Paul Fargier et d’autres.

 

 

2) Votre œuvre « The Liberty Flayed » (2013) suggère un corps sans peau, tout en lui donnant le nom de « liberté ».

Comment a été réalisée cette œuvre ?

Serions-nous plus libres sans peau ? Notre peau, sa couleur, ses traits, textures ou défauts sont-ils un emprisonnement du moi ?

Ce corps sans peau est-il une manière de représenter visuellement un entre-deux – in-between – (dedans/dehors, humain/post-humain, vivant/mort, corps physique/self) ?

 

Pour vous répondre, je vous renvoie au Manifeste de la Liberté en écorchée, que j’ai écrit[3] :

« Les images que vous voyez sont très importantes pour moi car c’est un manifeste visuel à plusieurs entrées.

Ce manifeste se montre sous la forme écorchée car pour moi la majorité des artistes sont des écorchés qui sont toujours en difficulté quand il s’agit de créer, de s’arracher ses œuvres et de gérer financièrement leur imaginaire.

J’ai voulu fabriquer en vidéo 3D des autoportraits en écorchée me représentant sans peau, car lorsqu’on ne voit pas la couleur de la peau, le racisme ne peut pas avoir lieu, puisqu’on ne voit pas si la peau est noire, blanche, jaune ou rouge…

D’autre part, je suis féministe et il était important de créer un autoportrait montrant un corps lourd, épais, solide, différent des stéréotypes qu’on nous montre habituellement sur les podiums et dans les Magazines, comme des modèles auxquels nous devrions forcément ressembler. Cependant, la beauté est déterminée par l’idéologie dominante en un point géographique et historique.

L’élément de base de ce portrait est une référence aux planches anatomiques mais tourné vers notre époque et vers une image cyborg avec les prothèses d’un vert acide. Je dois préciser que chacune des prothèses est un élément similaire à ceux que j’ai sur les tempes : elles font partie de moi ou sont des accessoires que j’ai utilisés pendant mes performances.

Je fais prendre à cette écorchée au ralenti la position de la statue de la liberté car la liberté et les libertés sont absolument indispensables à tout individu mais particulièrement aux artistes qui utilisent la représentation du corps. C’est à cet endroit en effet que se manifeste toujours la censure religieuse et/ou politique et si l’on ne peut plus montrer un corps, un corps nu, son sexe, sa sexualité, il n’y a plus d’expression possible pour ces artistes.

Actuellement, Facebook recherche le moindre bout de sein pour le flouter ainsi que tous les nus artistiques (ou pas) pour les supprimer et/ou fermer les blogs sur lesquels ils figurent. Nous sommes à une époque semblable à celle où l’on reculottait la chapelle Sixtine de Michel-Ange. Bizarrement, ceux qui censurent le plus, le font au nom et sous couvert de la religion. Pourtant, si l’on considère que Dieu a créé les êtres humains, nous sommes des chefs-d’œuvre et en montrer les corps et/ou la sexualité est forcément un hommage à ses chefs-d’œuvre. »

 

 

3) Votre récent travail « ORLAN’oide » nous envoie dans le futur. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que, si aujourd’hui cela s’apparente à de la fiction scientifique, d’ici 20 ans (comme cela s’est produit avec la chirurgie esthétique) les corps hybrides feront partie intégrante de notre quotidien et les technologies robotiques et d’intelligence artificielle seront accessibles à tous.

Comment voyez-vous l’idée que le biohacking intègre notre vie quotidienne ?

Pensez-vous que cela reflète les prémices d’un futur post-humain ou au contraire cela s’inscrit-il dans un ordre intrinsèquement humain ?

L’expérience du corps robotique existe-t-elle ?

 

Il ne s’agit pas pour moi de post-humain, mais plutôt d’alterhumain. Pour le dire de manière plus précise encore, on pourrait dire humain, car tout ce qui est inventé et développé renvoie à l’idée d’une qualité naturelle et donc à l’humain; entendons-le ainsi comme une manière naturelle de nous développer, nous réinventer, nous construire, déconstruire et reconstruire et arrêtons de concevoir la nature comme un objet fini et dénué de toute ingéniosité et transformation.

 

Quant à l’hybridité dont vous faites mention, nos corps sont déjà hybrides. Si les imbéciles qui croient en la supériorité de la « race blanche » s’intéressaient à leur propre ADN, ils verraient qu’ils ont des gènes de toutes sortes et en particulier des gènes en lien avec une ancestralité africaine commune à toute l’humanité. Un homme et une femme s’hybrident et hybrident leur enfant en en concevant un.

Tant que les robots seront de métal ou de plastique, il y aura un problème car nos corps sont de chair et je suis tout entière cette chair. Je suis un corps, mon corps, rien qu’un corps, tout entière un corps et c’est mon corps qui pense.

J’ai fait une Pétition contre la mort[4], car je pense comme Laurent Alexandre à la mort de la mort[5], et que la mort est une maladie inscrite dans notre horloge biologique qui pourra être changée. Certaines espèces de baleines vivent jusqu’à 320 ans, certains séquoias géants jusqu’à 4000 ans voire plus, et beaucoup d’autres espèces vivent beaucoup plus longtemps que les êtres humains : l’humanité a donc tiré la courte paille. De ce fait la pratique du biohacking va à mon sens être de plus en plus utilisée.

Je ne suis ni technophile ni technophobe. Lorsque j’étais adolescente, dans mes rêves les plus fous, je ne pouvais pas imaginer que j’aurai dans la poche un Android qui me permettrait de communiquer avec le monde entier et d’envoyer des images, d’avoir un GPS et de pouvoir poser des questions auxquelles on me répond. Donc je pense que nous sommes absolument incapables d’imaginer ce qui se passera dans vingt ou trente ans avec l’intelligence artificielle, la robotique, la génétique, le médical…

Depuis très longtemps je me suis intéressée aux nouvelles technologies - avec l’utilisation du Minitel (dès sa sortie) de la photocopieuse, de la palette graphique Graf 9 ; puis avec des œuvres comme Bumpload[6], ou une exposition comme Striptease des cellules jusqu’à l’os[7] ou Striptease des cellules en nanoconséquences (où j’ai travaillé avec mon microbiote), et par la suite la réalité augmentée, la vidéo 3D la robotique, l’Intelligence artificielle. J’aime mon époque et l’interroger de différentes manières possibles.


[1] Meredtih Jones. 2008. Skintight: an anatomy of cosmetic surgery. Oxford. Berg.

Claudia Benthien. 2002. Skin: On the Cultural Border Between Self and World (European Perspectives: A Series in Social Thought and Cultural Criticism). Columbia University Press. 

Sara Ahmed & Jackie Stacey. 2001. Thinking Through the Skin (Transformations). Routledge.

[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Helmuth_Plessner. Sur la notion d’ « artificialité naturelle », voir Plessner Helmut, Les degrés de l'organique et l'Homme. Introduction à l'anthropologie philosophique (1928, trad. fr. 2017).

[3] ORLAN « Manifeste en autoportrait écorché / No baby no baby no / Pétition contre la mort / Pour la poésie « dite » ». Inter no 133 (2019) : 26–29. En ligne: https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2019-n133-inter04885/91860ac/ [consulté le 11/02/2020].

[4] https://www.orlan.eu/petition/

[5] Laurent Alexandre, auteur controversé de La Mort de la mort : comment la technomédecine va bouleverser l'humanité, Jean-Claude Lattès, 2011, 425 p.

[6] http://www.orlan.eu/portfolio/bumpload/

[7] http://www.orlan.eu/portfolio/orlan-strip-tease-des-cellules-jusqua-los-2/